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vendredi, janvier 06, 2006

12- Le TAS

(Suite)

J'ai depuis longtemps tout préparé. Mes réponses et même les questions. J'ai toutes les réponses qu'il faut au cas où… J'ai tout préparé mais elle ne me pose aucune autre question. Elle ne m'interrogera plus sur les évidences. (Je le regrette car je pense que les évidences doivent être exprimées tout comme les banalités. Formuler des évidences ou des banalités c'est autoriser le questionnement. Derrière les évidences il se cache souvent des réalités insoupçonnées. Enfin…). Je crois même qu'elle se fâche. Je ne la regarde pas. J'ai pourtant bien envie d'ajouter que ma conviction ici est faible, que j’aimerai la renforcer, que la fin ce n'est pas très important. Je voudrai ajouter que je crois à la fébrilité du vivant, aux cycles, aux mouvements. Eux sont éternels même si chaque individu dans sa consistance toute relative, a atteint ses propres limites, son propre horizon, sa propre réconciliation, sa propre vérité. L'humilité de l'homme devrait être incommensurable. J'ai un fort désir de lui dire tout cela pour aller jusqu'au fond du problème, car les évidences il faut leur faire face. Les clarifier, les dépouiller. Une force incontrôlable m'invite au silence. Je me tais. Un long moment a passé. Je dus lui causer du dépit.
- Tu es parfois comme Katarina. Je te demande quelque chose et toi tu me réponds à côté. Souvent avec Katarina c'est pareil ou pire car elle se cherche dans l'adversité. Elle me cherche. Hier encore, tu as bien entendu : "et le resto, c’est le resto qui était prévu !". Elle a bien dit cela. Elle sera en retard alors qu’elle a promit d'y être avant nous. Excuses-moi mais je pense qu’elle exagère un peu depuis quelques temps. Depuis plusieurs mois. Depuis que je suis dans cet état. Je dirais même, depuis que tu es arrivé. Et toi tu procèdes pareillement.
Ces jours ci l’une et l’autre abusent et exploitent ma faiblesse ou ma patience. A tour de rôle. Je ne prendrai pas position, même si parfois elles sont au bord de la crise de nerf ; non que je n'aime pas prendre position mais cela ne me semble pas important. Encore moins aujourd'hui. Son état physique influe sur son mental. Que veut-elle? Quoi qu'elle puisse vouloir je ne suis plus disposé à jouer à l'arbitre au premier coup de sifflet. Je n'en ai ni la force ni la volonté. Je lui dis haut et fort :
- Ecoute, tu ne vas pas de nouveau te fâcher avec ta mère au prétexte que je réponds comme elle par des biais à tes interrogations. Si tu veux mon avis, ce qu'il faudrait c'est qu'une tierce personne mais ppp pas moi, intervienne pour vous réconcilier. Elle écarquille ses grands yeux, immenses et pleins de malice. Sans colère.
- Une tierce personne? Nous réconcilier? Mais… c'est de toi que…
- Vos scènes me font penser à une anecdote qui n'a plus d'âge mais que je trouve correspondre à ce type de situation.
- Aha…
Tu sais que Nyar est un ami d'enfance. Je le connais de bout en bout. Autant que je me connais. J'ai beaucoup d'affection et de respect pour lui. Vice versa. Jeunes nous étions déjà souvent ensemble. Nous aimions ensemble jouer au football, aller à la mer au cinéma -Nous avions tout notre temps depuis que nous fûmes la même année renvoyés du collège pour n'avoir pas su comme beaucoup d'autres trouver un faux père ou frère qui pût par une quelconque parade impressionner le principal ou les maîtres et nous extraire de l'impasse.- Nous n'avions pas toujours
le même regard sur les gens, la vie. Souvent nous avions des difficultés -à défaut d'arguments sensés- à mettre fin à des querelles nées de nos divergences. Nous finissions par partir chacun de son côté. Nous ne discutions pas vraiment, vois-tu. Le lendemain nous n'y pensions plus. Mais une brouille nouvelle guettait toujours au creux de nos rencontres. Un jour, une fois de plus nous nous sommes accrochés sur une futilité. Mais pour nous, à cette époque c'était tout, sauf une futilité. Nous en sommes presque venus aux mains. Un inconnu, un vieux monsieur, un étranger nous emporta dans un tourbillon pédagogique à propos de l'amitié, l'éphémère, le rire et la futilité justement, pendant un temps qui semblait ne plus vouloir s'arrêter. Par respect nous ne bronchions pas. Puis Nyar le soupçonna de défendre mon point de vue. Il le lui dit. Je rouspétai et à mon tour j’accusai l'étranger d’être contre moi. L'étranger finit par avoir le dessus puisqu'il nous réconcilia. Difficilement mais il y parvint. Ce monsieur -c'était un brave monsieur- est resté quelque temps à Oran. Il devint un grand-père en quelque sorte, un grand maître. Nous apprîmes beaucoup de lui. De nos jours encore, plusieurs fois il me semble l'avoir croisé. Drôle de situation, de sensation. Tiens, hier ; je t'ai dit qu'au National muséum j'ai vu un type qui lui ressemblait !
- Je m'en souviens.
- Je dois avoir la berlue.
(Le portrait l’empêchait de dormir. Quand il était loin de Londres, la terreur s’emparait de lui à l’idée que d’autres yeux que les siens pussent le voir).
Housia regarde l'heure comme elle aurait regardé le ciel ou un objet quelconque. Elle oublie ses interrogations. Elle dit poliment : "Ah oui". Je sais maintenant qu'elle s'impatiente pour sortir. Le café n’en est pas un. Ni le bâtiment ni le liquide. Centre commercial pour l’un, jus de chaussette pour le second. Il provient peut-être d’un caféier local, un caféier du nord. Non, je ne suis pas irrévérencieux en pensant cela. Mais nous avons bien fait de quitter les lieux sitôt réchauffés. La salle était comble et bien chaude. L'essentiel.

Nous suivons le boulevard Vasabron puis empruntons Vasterlång gatan dans la moyenâgeuse Gamla-Stan, un îlot de vieilles demeures et de ruelles serrées les unes contre les autres flottant entre le populaire Södermalm et Norrmalm. Derrière la cathédrale nous pénétrons sur notre gauche dans Stortorget. En ces lieux la foule est épaisse. Il y a beaucoup d'hivernants étrangers. Ils sont reconnaissables aux tics qui secouent leur tête dans tous les sens comme s'ils voulaient conserver tous les détails de la vie et des choses, y compris dans la pénombre. Ils sont aussi bruyants que pressés. Encore une fois je demande l’heure à Housia qui, de nouveau ne répond pas. Le jour a déjà froidement tiré sa révérence depuis au moins seize heures. Quelle heure est-il? Monumentale et donc dédaigneuse, la bourse demeure de marbre et de prestige. Je n’insiste pas mais cela m’agace. Stortorget est une belle place ceinturée de bas immeubles illuminés dans laquelle plongent deux rues piétonnes. Au centre un ensemble de fontaines sont plantées, chacune orientée vers un coin de la place. Le peuple de Stockholm fait son marché de Noël dans une allégresse feutrée, mise à mal par l'angoisse noire générale qui recouvre le pays chaque année à la même période plusieurs mois durant. L’eau ne coule pas. Dans la gueule de chaque dragon dont les têtes ornent les sources s’est formé un bouchon. Je prends mon bloc-notes et y couche quelques commentaires supplémentaires sur ces moments. Mon stylo et mon bloc-notes sont des objets qui forment une excroissance de mon être. Nous avons grandi ensemble. Ils sont ma seconde nature. Sans mon stylo sans mon agenda je deviens ver de terre. Nu. Ils sont mon issue de secours lorsque je suis bâillonné par le diktat des paroles. Il m'est difficile de vivre sans utiliser ce privilège, le privilège de pouvoir figer des appréciations montées au forceps, sur le monde et sur soi et de redécouvrir, intacte et sans nostalgie si possible ; des mois, des années plus tard, enfouie dans des mots forteresses allongés sur le papier jauni, l'atmosphère du moment. Evidemment. L'eau ne coule plus donc. Figée. Le froid a raison de sa fluidité comme l'eau a raison d'un château de sable monté sur une plage d'été bariolée. Depuis une semaine une masse d'air arctique précoce et exceptionnelle s'abat sur toute une partie du pays entre Älvkarleby, Stockholm, Arkiva et Kiruna du Lappland Ici la température atteint douze degrés Celsius en dessous de zéro. Je ne tiens plus. Les gamins ne sont plus là. Les ouvriers reviendront demain s'acharner sur des canalisations en piteux état. Depuis plusieurs jours des milliers de minuscules flocons étoilés, en apparence semblables, mais combien réellement variés parfois par groupes enchevêtrés les uns aux autres, parfois épars, glissent mollement vers le sol à l'instar des trapézistes qui se laissent choir le long de cordes arquées invisibles ; muets. C'est l'anarchie. Et cette eau visqueuse qui ne coule plus. Peut-on accepter un instant une fontaine sans eau? Voilà. C'est exactement pareil. Pourquoi l'eau ne coule plus? Cela n'est même pas de la faute de l'homme. Il n'y a pas d'eau. C'est comme les aiguilles de tout à l'heure. Je pourrais dire des choses à ce propos. Le sapin est couvert de mille et une guirlandes, de paquets, de boules de Noël et de feu. Il est beau et immense !
- Des oreilles aux orteils je suis gelé.
- C’est par-là.
Nous revenons vers Västerlång gatan. Nous la remontons puis la traversons pour prendre un passage voûté. Nous pénétrons dans une sorte de restaurant populaire qui se trouve à quelques pas sur la droite, le Kebab Café. Lorsque Housia pousse la lourde porte double-vitrée et embuée, tout un assortiment d'odeurs transportées dans une bulle d'air chaud nous attire jusqu'au fond de la salle près d’une belle terrasse. Elle fut naguère fleurie. Nous nous approchons d'une des quelques rares tables orphelines et nous y installons. A l'extérieur, sur la terrasse inaccessible, il ne reste que des corps de plantes rabougris, flétris. Le temps y est pour quelque chose. Au patron qui accourt vers notre table -ce n’est peut-être pas le patron mais il en a l’air ; l'air renfrogné- nous faisons signe de patienter. En fait, je lui fais "après" en simulant un grand cercle que je profile avec mon index gauche. Je renouvèle le même geste. Il tente avec son regard ombrageux d'insister. "Jag förstår inte" dit-il et repart pas très heureux. "Ja ja" dit Housia en dégageant le clapet de son téléphone qui se met à sonner. Des clients se retournent. Elle se lève, évite des regards et des chaises, s’excuse et tente en vain d’ouvrir la porte qui donne sur la terrasse. Elle se dirige vers la sortie, échange quelques paroles. Elle revient au terme d'un court moment et désactive son téléphone. Elle sourit.
- C'était Katarina. Elle nous rejoint dans une demi-heure.
- Mais, c'est ce qu'elle nous a déjà dit tantôt.
- Oui mais enfin… Tu n’as rien commandé?
- Tiens voilà le patron.
Auprès du patron -il en a l'air- Housia s’excuse pour la communication. Je comprends qu’elle lui explique la situation. Il sourit en me regardant. Je lui renvoie poliment sa politesse.
- One bier please. Två !
La soirée s'annonce des plus intéressantes. Les serveurs s'agitent avec dextérité. Ils étalent fièrement dans ces circonstances l'art d'esquiver les coups de leurs collègues, de tenir debout, de ne pas glisser quel que soit le poids ou le nombre d'objets qui garnissent leur plateau -haut sur leurs cinq doigts, voire trois- d'arriver à destination, de servir, sourire et revenir pour un nouveau tour en évitant méthodiquement le panneau de la porte-battante de la cuisine. Justement, l'un d'eux faillit me contrarier. Sur le côté un jeune homme s'esclaffe. Nous pouffons à notre tour. Les deux mains ouvertes, plaquées contre son ventre, Housia ne s'aventure pas plus. Elle tente difficilement de contrôler son rire. Le brouhaha s'accommode des lieux et s'amplifie dans un îlot de fraternité bientôt plus forte, tissée par les échanges et les éclats de rire, encouragée par toutes sortes de remontants.
- Ca va? restez assis. Ca a été le ciné? racontez un peu.
Nous apprécions la discrétion calculée de Katarina. Elle dépose mon sac de voyage.
- Merci.
Alors? dit-elle. Nous lui parlons de Viskningar och rop. Elle n’apprécie effectivement pas. Housia glousse et Katarina change aussitôt de sujet de conversation. Housia et sa mère prennent chacune un Janssons frestelse. Quant à moi, j'ai assez englouti de kåldomar et de Köttbullar och potatis, je préfère me laisser tenter par un bon plat du sud. Devrai-je dire de chez moi? Un bon vieux plat de felfla. Ail poivrons verts et huile d'olive. Sur ma droite nos voisins s'en donnent à cœur joie. Comme ils ont -de toute évidence- plusieurs tours d'avance ils entament une chanson à boire comme s'ils étaient devant l'arbre sacré de mai : He-lan går, sjung hopp falle rallan rallan lej !... et glou et glou Plus tard, à leur invitation nous nous joignons à eux, d'autres clients font de même et puis tout le monde. On jurerait que l'hiver et la désillusion qu'il charrie sont loin tant la joie et la spontanéité sont immenses et réelles. Le patron -est-ce un turc?- offre plusieurs tournées. Une vraie fête d'adieux !… Alors avec Young nous reprenons et buvons en chœur Then I ran into… L'air m'est tellement familier que les notes et paroles dansent dans ma mémoire avant de jaillir des amplificateurs de la chaîne hi-fi du restaurant. Les unes après les autres elles figurent un filet comme des gouttelettes d’une eau de jouvence, et viennent se jeter corps et âme contre nos tympans jouisseurs. La vie ! Then I ran into the hangman, he said "it's time to die". You gotta tell your story boy, you know the reason why… Je me croirais au Casanova. Il y a là pas moins de trois douzaines de personnes. Personnel compris. Cela fait beaucoup trop de monde pour un si petit espace débordant d'humanité et de générosité. Une plage de vie. Quelques écrans diffusent une lumière artificielle vive qui contribue à rehausser le moral général. Les huit vieilles tables sont assiégées. Les bougies vivantes qui les garnissent font danser les ombres des bouteilles vides et nos silhouettes sur le mur décrépit. Les flammes s'étirent vers les lampes électriques pendues, inertes et vaincues, peu soucieuses. Jusqu'au dernier souffle consumé, aussitôt renouvelé. Katarina me glisse un objet entre les mains. Elle dit simplement : C’est ta fête non?. Ses mots sont les mêmes à mille lieues temporelles. Nous étions alors emportés l’un et l’autre. L’un contre l’autre, corps unique dans un tourbillon de mots de gazouillis de couleurs de paysages et de parfums ; de bonheur et de silence. D'émotions. Ce soir ses mots sont fraternels et ses yeux affectés.
- Ma fête, quelle fête, qu’est-ce?
- Ben qu’attends-tu, défais le paquet !
- Non, c’est pas vrai, c’est merveilleux, vraiment merveilleux ! Je vous embrasse ! Je n'aurai jamais suffisamment de mots pour vous demander pardon, heu… pardon ; je veux dire pour vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour moi depuis le début. Je vous embrasse". D'autres sons restés en travers, muselés, rebroussent leur chemin dans ma gorge sèche.
"Happy birthday" dit une voix. "Är det en kompass?" demande une autre. "Javisst, heu… sure it's a compass". Et une magnifique montre électronique. Ah d'accord ! ("Quelle heure as-tu? Depuis que j’ai égaré ma fichue montre je suis perdu. Pourquoi souris-tu? J’y tenais beaucoup tu sais… Comment ai-je pu? Elle a appartenu à ton grand-père. Je te l'ai dit non?") Ah d'accord !
Le groupe frénétiquement tape dans les mains sur les tables sur les bouteilles ! Mais il fallait que ce moment arrive. Katarina se lève. Elle s'excuse de devoir nous quitter. Elle est tirée par la manche. Elle se relève une nouvelle fois et s'excuse de nouveau toujours souriante et triste. Je me lève aussi. Difficile. Une chaise tombe à la renverse. Je happe un clin d’œil azur mouillé qu'elle adresse à sa fille. De nouveau elle m'embrasse à quatre reprises et file. Je devine une larme à l’œil… You gotta tell your story boy, you know the reason why. Are you ready for the country, because it's time to go…
- N’oublie pas ton sac de voyage me crie Katarina. Tu as tout le reste j’espère. Aussitôt la lourde porte poussée une bouffée d'air glacé nous enveloppe. Elle est déjà dehors. Je suis seul à tenter une réaction. La porte se referme. Je ne la verrais pas se retourner. Je l'imagine tête baissée, elle fait quelques mètres ; la voilà qui ralentit. Elle tourne la tête, son regard brouillé fixe mal l'entrée du Kébab. Elle ne supporte pas les adieux. Qui les endure? Les uns dansent les autres applaudissent. Nous trinquons tous. C'est la contagion. Je me rassieds. Housia dit seulement, les deux mains en entonnoir collées à mon oreille : c'est rare ici de faire comme cela. Je l'imite et crie car il faut bien répondre : c'est pour moi, tu n'as pas compris? J'ajoute :
- J'espère que tu m'accompagneras n'est ce pas, jusqu'au bout hein?"
- Mais pourquoi maintenant?
- Je t'ai déjà répondu. Cela ne dépend pas de moi." (Le moment lui seul peut éventuellement dépendre de moi. Je ne suis pas heureux. Ma conscience a fortement inoculé ma soirée de sa prestance abyssale ; plus que d'habitude.) Puis je me lève de nouveau.
- Excuse-moi.
Je me rends aux toilettes et m'enferme le temps d'absorber mes psychotropes. Ai-je avalé trois, quatre ou six comprimés? Peut-être plus. Je referme le vieil et encombrant robinet d'eau. Je finis par trouver mon carnet sur lequel je porte ces mots : "je suis trop conscient pour être heureux. Pardon" . Puis, je remonte. Nous avalons d'autres alcools. Are you ready for the... L'euphorie nous menace le temps glisse et le patron exténué s'impatiente. Nous tentons de nous défaire des autres noceurs. La troisième tentative est la bonne. Housia et moi quittons cette folie sous des hourras gênants que nous lancent les plus spongieux des fêtards. Nous allons sans presser le pas en direction de la station.
- Pas trop lourd le sac?"
Nous marchons une centaine de mètres. Peut-être plus. Je ne suis pas bien. Je propose de nous arrêter. Quelques couples pressés ralentissent, hésitent, passent se retournent par habitude et reprennent leur chemin. J'imagine un instant leurs pensées que je colore en noir. Je ne peux leur en vouloir. Ils nous ressemblent. Je prends sa tête dans mes mains brûlantes et l'attire contre la mienne. Les larmes ne sont pas amères. Un vide accablant s’embusque dans mes pensées. Il est le fruit du dégoût. Indéfinissable dégoût. Est-ce du désenchantement? et pourquoi? Non. Non… Le voyage est accompli et il n’y a nul plaisir à le contempler après. On devrait avoir plus de plaisir à accomplir un bienfait, une œuvre ou un voyage qu'à les admirer ou les regretter les yeux plongés dans le rétroviseur de sa propre vie. Les vivre oui, mais à quoi bon les contempler? Une fois satisfaits il faut les prendre tels qu'ils sont : Achevés, inconvenants, creux. Cuisants peut-être aussi. Cela fait 2000 ans qu'on le dit. Iam fructu artis suae fruitur… Les branches qui nous portent finissent toujours par pourrir. Alors… Ce n'est que trop facile à dire. Nous ne pouvons que.
Lorsque le moment se présente -redouté ou sereinement attendu, parfois même décidé et programmé- il faut dignement le saisir. Instinctivement Housia me suit ; écrasée, effondrée dans le silence. Quel mot, quels mots prétentieux suffisants, pourraient traduire nos émotions, nos troubles ou oseraient en ce moment refléter ce qui même les précède, les enfante ; ces rythmes intérieurs indicibles. De nouveau je demande à Housia un moment de répit. J'implore son pardon.
- N’oublie pas Ya-Sin, Ya-Sin.
Je sue un peu plus. Des picotements pianotent de plus en plus vite et fort, le long de mes bras et avant-bras. Les tiraillements y sont plus vifs. A hauteur de Elsegatan le sac à dos se dégage et glisse le long du bras gauche. Mes doigts engourdis ne peuvent plus rien retenir. Il plonge sur la chaussée blanchie.
- Alec !
Ma poitrine se comprime, se déchire. Je manque d'air et d'eau. Mes jambes me lâchent. Brusquement le ciel s'écroule. Jamais la terre ne fut si basse. Ciel et terre sont maintenant confondus. Je sombre dans le blanc, cerné par ma propre vérité.
- Alec !
Il a suffit d'un instant. J'entends : "Snälla, snälla, kala på en ambulans !". Est-ce elle? J'ai chaud. Des bruissements alentours flottent puis se font voix. Je devine des têtes casquées, des blouses blanches qui tournoient dans un jeu de lumières. Les yeux sont avides et blancs. Eux aussi tourbillonnent à la recherche d'autres yeux ou d'autres soutiens ou quelque encouragement. Quelques bouches se tordent, s'ouvrent, se contorsionnent. Je ne reconnais personne. Devrai-je reconnaître quelqu'un? C'est carnaval. Quel rôle m'est attribué? Et tous ces gens en bas qui s'affairent autour de moi ; est-ce une idée? Une vue de l'esprit? Pourquoi? Une sensation agréable désormais m'accompagne.
- Razi !
Je ne réponds pas. Le puis-je? A quoi bon. Je glisse sur les eaux accueillantes d'une rivière lactescente. Je leur souris. Je Lui souris et Lui tend mon gauche index. Des mots que toute leur vie ma mère sa mère et ses aïeules n'ont cessé de me répéter, de nous répéter, s'insurgent, se révoltent et s'échappent. M'entend-Il ? Est-Il seulement là? Ach' hadou en' la Ilah. J’ai appris que les mots ne servent à rien, que les mots ne correspondent jamais à ce qu’ils s'efforcent d'exprimer. Ma mémoire s'emballe au seuil de ma conscience.
- Far !
Ah ! Il lui est aisé maintenant de dérouler à sa guise des bribes de ma propre histoire ! Ma mémoire est souveraine. Elle n'en fait forcément qu'à sa tête. Pour combien de temps? Housia ! Eva ! Kata.
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Notes :

- Les flammes s’étirent… « vers le haut comme un ruisseau vertical ». Lire Bachelard: « La flamme d’une chandelle »

- Les 6 extraits de Neil Young : « Are you ready for the country ? »
Ici : Then I ran into the hangman, he said "it's time to die". You gotta tell your story boy, you know the reason why…
Ailleurs: You gotta tell your story boy, you know the reason why. Are you ready for the country, because it's time to go…puis, Are you ready for the...ainsi que You gotta tell your story boy, before it’s time to go, puis Si-la, do, do-do, do-la, do, la-ré, ré-si, la-sol, sol, fa-mi…enfin: I was talking to the preacher, said God was on my side


-Iam fructu artis suae fruitur, ipsa fruebatur arte, cum pingeret : Sénèque écrit [In : Lettres à Lucilius] : « Le philosophe Attale [Sénèque (ce-n'est-que)- en est un disciple] répétait que l’on trouve plus de charme à se faire un ami qu’à l’avoir tout fait, « de même que l’artiste trouve plus de charme à exécuter sa peinture qu’à l’avoir exécutée… ». L’activité inquiète, qui l’absorbait dans son œuvre, ne va pas sans une immense joie liée à cette activité même. L’impression n’est pas aussi délicieuse, quand la main de l’ouvrier a posé la dernière touche : à cette heure, il jouit du fruit de son art, il jouissait de l’art même, tandis qu’il peignait… ». Soit : iam fructu artis suae fruitur ; ipsa fruebatur arte, cum pingeret. »

-N’oublie pas Ya-Sin : Lequel Ya sin ? a) le futur enfant (son identité) b) La Soura du Coran [Sourat 36 verset 57 -Coran ] dont Alec espère que sa fille lira à son chevet, d’où d’ailleurs le : « Eva fait un geste qu’elle accompagne d’un murmure promis » . Elle dit : Là ils auront des fruits, et ils auront ce qu'ils réclameront…
Il dit : « Ach hadou en’ la ilah » = Est-ce que la Chahada n’est pas achevée? Ou bien volontairement il dit : « Il n’y a pas de Dieu » ?
-J’ai appris que les mots…: C’est ce que dit Miss Burden morte (in: Tandis que j’agonise)

-Le portrait l’empêchait… : (Le portrait l’empêchait de dormir. Quand il était loin de Londres, la terreur s’emparait de lui à l’idée que d’autres yeux que les siens pussent le voir).
C’est un de six extraits de « Le portrait de Dorian Gray » d’Oscar wilde.
1° extrait ci-dessus. Cela se passe dans le Ahlens-Café, 2° extrait : « Il avait… » (Dans le salon de l’horloge ), 3° extrait : « Il promena… » (Dans le train en Allemagne), 4° extrait : « Tout comme il avait… » (Dans le square des Batignolles), 5° extrait « Il tuerait le passé…libre » (Dans la chambre d’Alec rue des Moines), 6° extrait : « Il tuerait cette monstrueuse…toile » (A Farsta chez Eva et Katarina)
Tous ces lieux sont fermés (Y compris le square des Batignolles). Le 6° extrait est situé juste au moment où Alec arrive à Farsta (Il revient du musée) avec sous le bras 2 toiles de Watteau dont l’une est abîmée, déchirée.
L’extrait lui-même « Il [D. Gray] saisit le couteau et le planta dans la toile » est suivi (dans le roman d’O. Wilde) par la mort de D. Gray.
- « Encore une fois je demande l’heure » = Ce « encore » fait suite à la question de Alec en chap. 09 : « Qu’elle heure as-tu? » Alvkarleby : Stig Dagerman est né à Alvkarleby au bord de la rivière Dalälv, aux confins de la province d’Uppland

(A suivre...)

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