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dimanche, janvier 15, 2006

14- Le TAS

(Suite)

J'emprunte la rue Saint-Martin puis la rue Turbigo. Il n’est que douze heures trente. Devant le lycée Turgot, des élèves en fin de cycle, excités par la présence d'adultes et par la pluie, braillent des histoires triviales apprises dans la cour lors de la dernière récréation. Bien que j'aie le temps j'accélère le pas. Il pleut. Aux magasins Tati, comme toujours, il y a affluence et beaucoup d'eau dégoutte des parapluies multicolores qui, sur les trottoirs se frôlent, parfois se cognent. Je n’ai pas de parapluie. Je m'écarte un moment de mon itinéraire pour entrer dans le bar-tabac du sombre insalubre passage Vendôme à quelques pas des magasins populaires. J’achète un timbre-poste une cartouche de cigarettes, plusieurs revues et journaux. J’inscris sur l’enveloppe que je tire du sac à dos l’adresse de destination : Madame Joëlle Favre, Lectura 8 place de la Madeleine 75008 Paris. Je ne la posterai qu'au dernier moment. Je l'enfouis dans le sac puis je reviens vers la rue du Temple et traverse la place de la République en diagonale. Je ne suis pourtant pas pressé. J'entame la remontée du boulevard de Magenta sous le déluge. Quel temps pourri. Heureusement que les saisons se succèdent. Pourquoi heureusement? Je n'en sais rien. A Paris elles s'enchaînent sans se confondre. L'hiver il neige et il pleut abondamment, jamais l'été ou rarement. En automne notamment en Octobre, les feuilles se ramassent à la pelle naturellement.

(Je pense "sans se confondre" car je me souviens d'un temps lointain où je trouvais nos saisons haïssables dans leur uniformité écrasante sous un soleil invariant. Torride. Le temps semblait figé devant l'horreur. Les thermomètres made-in-China étaient bloqués. Nous n'avions le choix qu'entre deux modèles aussi désuets que mal formés. Nous lisions dans les journaux entre deux lieux communs : "Ciel bleu éclatant de pureté. Températures : trente et un degrés sur les côtes, quarante-cinq à Bidon V. Mer calme couleur turquoise. Pas de vent." Et cetera. Quels que soient les journaux ou les saisons nous y lisions les mêmes rengaines comme des leitmotive sans qu'il ne vînt jamais à l'esprit des journalistes l'idée de demander leur avis -une seule fois- au ciel à la mer au vent au temps. Sans qu'il ne leur vînt jamais à l'esprit l'idée de regarder les éléments dans les yeux.

Certains quotidiens nous promettaient tous les jours grâce à l'horoscope, un avenir radieux. "Mais mon cher ami l'horoscope symbolise l'ouverture sur le monde, sur le Cosmos3 ironisaient sous cape des opposants politiques. Une ouverture trouble peignée d'une encre fangeuse. Les quotidiens politiques étaient les plus prolixes, combattants-zélés, tous les jours invariablement, plus royalistes que le roi. De leur sanguine ils adressaient entre les lignes des mises en garde ou des missions. Plus tard, de nombreuses années plus tard on procéda à un recyclage concomitant du papier du matériel du calame et des journalistes, qui vieillirent, se remarièrent et eurent beaucoup d'avantages en nature. Ils devinrent alors les plus ardents défenseurs des libertés surveillées C'était le temps immuable de mon adolescence, celui du silence. Nous vivions sans précipitation, point pour économiser quoi que ce fut, non. C’était ainsi. Lorsque quelqu’un parlait nous lui tendions le cou et aussi l’oreille. Car la voix était toujours basse. Nous avions toujours peur de déranger. Nous avions toujours peur. Avant de parler ou d’écouter nous retenions notre respiration et comptions jusqu'à sept. Nous étions sommés de réprimer, de refouler tout sentiment pensée émotion conviction ou parole obliques, sous peine de.

Besoin de survie. J'avais mal à mon être d'adulte précoce dans un monde lâche. Les Grands Frères -que nous désignions ainsi par commodité : LGF- cognaient sur tous ceux qui ne respectaient pas leurs horaires, leur calendrier. Ils nous poussèrent en dehors de nos espaces de nos terres de nos limites de nos êtres. Exils. Ils nous ont contraints l'apprentissage de leurs formules affûtées comme des yatagans. 1984 n'était plus un horizon. Un jour l'acrimonie déborda du vase de ma haine rentrée et se répandit sur le limon de mes pensées. Peu de temps après je décrétai à la suite d'autres qui me guidèrent, que les formules imposées par LGF, ressassées à l'excès -elles fardaient mal la tyrannie- se valaient. Alors, petit à petit de plus en plus, nous nous sommes mis à détester ces vigiles de la pensée ainsi que leurs mots constrictifs. Progressivement nous bannîmes quelques-unes de leurs expressions puis d'autres mots, puis au bout du compte tous les mots d'alors. Nous grandîmes dans une telle atmosphère de haine de soi qu'un jour je suppliai mes amis et les autres de m'appeler autrement. Un ami que j'avais mis dans la confidence me dit sur un ton ironique, c'est cela c'est cela. Je le pris au mot. Je lui pris son mot à rebrousse-poil, j'inversai son mot et lui dis : "Je suis hors de moi. Dorénavant mon nom est Alec. Razi ne répondra plus". C'est ce que je lui dis. C'est durant cette période noire, encerclée barbelée vigilée que je perdis la joie somme toute naturelle de dire la vie. Acculé, je me suis métamorphosé et muré dans le silence verbal comme le fit en son temps Lucius à Talassa. -La fable ancestrale raconte-t-elle la vie d'un homme modifié en âne ou bien celle d'un âne transformé? -. Après une mûre réflexion je décidai néanmoins de ne pas demeurer entièrement muet. Il n'y eut pas de dilemme. Il me fallait changer, devenir tacticien. J'entrepris d'échanger autrement qu'avec des paroles: Le regard, le geste le corps furent mis en branle. Je me suis mis à marcher. A faire le tour de notre quartier puis celui de deux autres, puis trois et plus. Comme ça. Pour le sport et la sueur. Pour marcher. Seul. Tous les jours. Pour ne rien avoir à dire : Gambita, Miramar, L'bled, Satatouane, Sananès ; les misérables Tirigou et L'hamri puis Bilair. Et que tous les pardons soient sur nous. Ce n'était pas comme un diurne Paris-Mantes dont les objectifs sont officiels et clairs, une course populaire et joyeuse non ! Mais enfin… La même boucle renouvelée. Une mise en mouvement circulaire que Les Grands Frères nous imposaient au détriment du bon sens et des lois universelles ! Seul. Du point de départ à mi-parcours je marchais normalement, comme tout un chacun. Puis j'accélérais l'allure. Par moments elle s'emballait et m'emportait à ses côtés, par d'autres je trichais -je courais. De temps à autre des passants qui finirent par me repérer me saluaient lorsque je les croisais. "Yaatik-essaha khouya", bravo mon frère ! Ils m'enviaient probablement mais le vocable "frère" fortement compromis, m'indisposait, m'irritait, me vexait même. D'autres gens, ceux-là en uniforme exigeaient systématiquement que je change de trottoir. Lorsque j'arrivais au zoo je m'arrêtais un temps. Ses occupants m'attendrissaient, nous avions des rancunes communes envers nos gardes-chiourmes. Ils me comprenaient. La place de nos responsables se trouve ici. "ICI" pensais-je fortement face aux yeux noirs, tendus des singes affamés. Je pouvais penser tout ce qui me passait par la tête, ils souriaient. Pas bêtes les singes ! Nous sommes loin du paradoxe d'ailleurs ! Ces primates, eux, ne mettent pas instinctivement et gratuitement des bâtons dans une fourmilière ! Nos dirigeants oui. Voilà ce que je pensais et ça j'aimais bien qu'ils le comprissent. Parfois je leur chuchotais des certitudes toutes molles -exceptionnellement en effet je prononçais quelques mots, quelques sons parce que, eux. Ils tendaient l'oreille la main et les bras, souriaient puis épluchaient mes offres mais ils ne répondaient pas, ne répétaient pas. Ils souriaient. Et ils souriaient ! Le moment venu nous nous quittions sur des clins d'œil complices. A hauteur de la prison, plus exactement entre la prison et le grand cimetière chrétien je faisais mon choix : tricher jusqu'à la maison où enfin, dans ma certitude relative protégée, je laissais libre cours au torrent quotidien de signes, jusque là réprimés. Il me fallait me délester de toutes les horreurs du jour. Car j'appris aussi à coucher des signes. Ils se déversaient alors, ils inondaient les pages de mon cahier à spirale case après case -marge incluse - ligne après ligne page après page jusqu'au bout de la nuit. Jusqu'au bout de mes doigts endoloris. Nul n'en savait rien. Intime. Mon cahier hébergeait mon espace et mon temps, mon temps intérieur propre. Je construisais ma vie d'homme terrorisé par un quotidien noir, autour de mon cahier oasis comme d'autres bâtissent des villages autour des bains-maures ou des lieux de culte. Mais cela est une autre histoire et ce n'était pas Paris. Nous sommes marqués à vie.)

Les saisons s'imposent les unes aux autres et à nous aussi. Mais nous nous y habituons. Forcément. Nous nous habituons à tout. Je pense cela mais encore une fois, en définitive je n'en sais rien. Je ne suis ni voyant ni médecin. Eux savent, pérorent-ils infatués. Et moi je suis trempé sur le boulevard De Magenta, mais pas encore défait.
Est-ce le sac à dos mouillé qui me pèse ou le temps? Une sensation empreinte à la fois de joie et d’inquiétude m'habite progressivement. Je tente un raccourci par le quai de Valmy, le square des Lauriers, puis celui de Verdun. Enfin par la rue de l'Yeuse et la gare de l'Est Je traverse le hall soumis à toutes sortes de courants d'air de temps et de franciliens, d'un pas alerte puis je franchis trois à trois les marches de l'escalier de la rue d’Alsace. Lorsque j'atteins le bout de la voie, la gare du Nord apparaît. J'ai soudain l'impression -par la simple présence de cette gare- que la distance entre Paris et Farsta s'effrite, là devant mes yeux. Par contre le raccourci que j'ai tenté vers la gare n'était qu'une idée. Ce fut plus long mais il est vrai que je fis de belles découvertes. Je longe la grande et moderne verrière. Aujourd'hui elle n'est pas baignée de soleil. Somptueuse et vigilante gare, opulente et altière ! Enracinée dans son histoire passée et à venir, elle est en permanence prête à toute éventualité mais s'offre avec grâce à ses fidèles comme les églises et-cetera aux leurs. Je les trouve un peu gonflées les statues surmontant le haut de la façade. Raides et triomphantes comme le regard hautain de Mercure, elles dominent leurs semblables du bas, moins enchanteresses mais plus nombreuses : Beauvais, Laon, Arras, saint Quentin… Peut-être aussi moins enivrantes mais tout aussi éternelles hôtesses. Accrochée à la baie centrale entre deux hauts trumeaux, la grande horloge fait grise mine et ne sait plus où donner de la tête à force d'affronter les regards inquisiteurs, timides ou méchants. Elle voudrait bien épouser les mille et une harmonies tellement personnelles tellement intimes de cette agitation mais ne réussit pas. Voilà pourquoi les voyageurs et les amoureux sont si souvent en avance ou en retard. Des dizaines de voitures particulières, des bus et des taxis cadencés comme des files indiennes, répandent leurs passagers souvent empêtrés dans leurs valises cabas sacs à dos et à main et dans leurs châteaux en Espagne. A l’intérieur, comme dans un forum romain on s'affaire. Des hommes et des femmes traversent le hall des pas perdus et des rêves extravagants dans tous les sens. Quelques enfants aussi. Ils entrent. Ils sortent. Personne ne me prête attention. Des mains et des cœurs s’agitent. Mille fois on s’embrasse. Nonchalance et agitation, angoisse et exaltation s'entremêlent dans une permanence insatisfaite au gré du temps selon les situations. Des visages aux sourires tristes ou joyeux teintés de larmes sur la commissure des lèvres, apparaissent puis s'évanouissent aussitôt. Je cherche mon ami Rian. Il s'est proposé pour récupérer les billets. Je n'ose penser un instant qu'il n'y est pas. Au bas de l’escalier roulant, face à la voie cinq, trois hommes titubent. Vermoulus ils semblent se connaître puisqu'ils se chamaillent avec détachement. Lequel des trois réussira à vendre son service à l'élégante et digne vieille dame probablement anglaise, enveloppée dans un tailleur vermillon qui lui donne cet air guindé qu'ont parfois certaines personnes dans des situations imprévues ou dans des territoires inconnus, sur le point de perdre la face. L'élégante et digne dame pousse un chariot épuisé, pressée de rejoindre l'Eurostar. Deux des trois hommes réussissent à prendre une valise chacun. Le troisième, d’une main, la libère de l’engin dont il récupèrera la pièce de monnaie, lorsqu’il le rendra au parc à caddies ; de l’autre s’empare du grand sac qu'il jette sur son épaule. Son corps vacille sur ses jambes un moment. Il se ressaisit puis réajuste le tout pour mieux glisser sur l'escalier. Agrippés à la main courante frétillante les deux premiers arrivent lamentablement en haut de l'escalier automatique. Ils se traînent jusqu'aux guichets de la police internationale. Le troisième plonge son regard sur le chariot qu'il a temporairement abandonné. La vieille anglaise en rouge les a rejoint timidement. Ravie de se retrouver devant les bureaux de la PAF elle ne prend le temps ni de manifester son inquiétude ni celui de dire un mot de trop. Son visage vire au rouge du fait de sa situation. Elle tend au premier, deux doigts de sa main gauche au bout desquels pend une pièce qui disparaît aussitôt. Elle recommence deux fois de suite la même scène avec des pièces identiques. Assurément. Elle referme son ridicule porte-monnaie et remercie les trois hommes mécaniquement. La vieille dame sauve la face mais son visage ne se décolore pas. La réponse des hommes qui implorent plutôt la générosité à son large sourire charitable mécanique et apaisé, est malgré tout plus franche. Ils détalent plus vite qu’ils sont montés. Le troisième homme récupère le caddy resté au bas de l'escalier. Il ne l'a pas quitté des yeux. Il le pousse vers l'extérieur de la gare. Il ira le ranger dans le parc approprié pour en délivrer la pièce piégée. La vieille anglaise a disparu. La pendule indique treize heures dix mais les panneaux d'affichage électroniques des départs pour le grand Nord sont encore muets. Il y a peu de monde devant la voie huit. Je jette un œil aux cabines téléphoniques et saute sur le premier combiné libéré. Moite. Je compose le numéro de Joëlle. Nous nous sommes entendus. "...laissez-moi un message, je vous rappellerai..." répète-t-elle à qui veut bien l’entendre. Je l’informe et m’excuse pour les dernières retouches bâclées. Je lui demande de revoir l’ensemble car je ne suis pas tout à fait dans un jour habituel. Elle le sait. "Peux-tu s'il te plaît ddd délier l'écheveau, il y a en fin de texte une confusion entre le narrateur et l'auteur. Vérifie l'ensemble. Je compte sur toi. Je saute dans le train dans quelques minutes. Merci. Mille bbb bises. Ciao ciao."
Je poste le texte tel quel, à quelques mètres de là. Rian est assis à une table de la brasserie l'Alizé. C'est la première me dit-il, visiblement heureux de me voir. Je ne le crois pas. Son sourire instable posé sur deux lèvres agitées par un léger frémissement en dit long sur son attente angoissée et sur les demis ingérés. Il n'est de surcroît, pas mouillé.
- Tu as l'air trempé !
- C'est la bérézina oui !
-Arrête !
-Va traverser Magenta et Valmy tu verras !
- Bravo bravo fit-il c'est très courageux !

Il ne m'a pas fallu beaucoup de temps ni d'arguments pour convaincre le vieil ami d'entreprendre ce grand voyage en ma compagnie. Pourquoi pas répond-il gaillardement plusieurs fois, tant qu'à faire ! H'na gaâdin' gaâdin' ! Lorsqu'il fallut acheter les titres de transport et aujourd'hui les retirer il s'empressa de s'en occuper.
- Sérieusement, quoi de neuf?
- R.A.S amigo, cinquième wagon dit-il sans rire en brandissant les billets comme des trophées frais. "Deux allers simples pour Stockholm".
Il doit être treize heures trente. Nous nous dirigeons vers la voie huit. Notre train vient d’être annoncé. Nous avançons en direction de la voiture cinq et nous installons dans les places six et huit. Face à face. Derrière moi à travers la porte vitrée coulissante sans cesse sollicitée, nous distinguons le bienvenu bar.

Les passagers plus que les employés semblent chercher à apprivoiser des repères. Ils dévisagent les lieux avec des yeux pétillants comme ceux des enfants posés sur le papier cadeau qui dissimule leur tout nouveau jouet. Ils s'offrent généreusement des sourires en gage de bonne conduite. La voiture est encore à moitié vide. Treize heures et cinquante-deux minutes. Lorsque le contrôleur délivre au conducteur l'autorisation de départ, la motrice de tête du Thalys G4 - J 1440 prend plus de trois minutes pour la mise en mouvement des 388 tonnes humanisées, violant par conséquent la ponctualité, vertu cardinale de ces lieux. Puis, inéluctablement poussée par toutes les forces ; les siennes et d’autres naturellement, elle avance, abandonnant l'hôtesse déphasée à ses appels qui plongent dans le silence : "voie huit voie huit attention à la fermeture des…." Elle avale mètre après mètre puis des dizaines puis des centaines de mètres de rails à toute vitesse ; inassouvie et conquérante. Heureuse -si tant est qu'elle puisse l'être- d'emporter dans sa folle course tant et tant de monde, de vies ; pour de nouvelles aventures. Je ressens ses vibrations, ses battements exagérément saccadés comme ceux du cœur d'un enfant découvrant la vie, peut-être le bonheur. On voyage bien ou mal mais c’est toujours le début d'une aventure. Bonne ou mauvaise. Les gouttes de pluie cessent de sautiller sur les vitres. Elles ruissellent les unes sur les autres, obliques, poussées vers les angles dans d'interminables tremblements assassins. Lorsque le ciel devient plus clément, le soleil nous adresse de timides œillades et les passagers en réaction arborent un large sourire satiné. Rian ne voit rien et n'entend rien. Il ronfle. Des chevaux isabelle galopent dans le désordre mais en rond, dans d'immenses enclos sans un regard pour le concurrent de fer déloyal qui nous transporte sur sa ligne droite ; pour l'heure infinie, sans retour. Des panneaux publicitaires attirent mon attention par leur gigantisme et par l'énigme qu’ils tentent de révéler à mes yeux. Chacun représente une formidable feuille teintée, entre violettes et coquelicots, bordeaux brique pourpre ou lie-de-vin, au contour échancré, frappée comme un étendard d'une immense lettre noire : Y pour le premier panneau, O pour le suivant puis un K, un N, un A, un P encore un A et plusieurs autres encore et encore comme des morceaux d'un grand territoire nommé passion. L'allure du train est telle que les publicités suivantes ne forment plus que de vagues apparences fuyantes. On distingue aussi des arbres, des poteaux électriques avec leurs fils étendoirs courbes et que sais-je encore qui se poursuivent, balayant sous nos regards vides, de leurs ombres ondoyantes confondues par la vitesse ; tout espace et existence nécessairement soumis. Ombres démesurées mais toujours hoquetant. Zébrures, zébrures, zébrures, jusqu'au vertige. Les paysages de part et d'autre du train se succèdent maintenant à vive allure formant une longue traînée aux contours incertains qui se jette à reculons dans l'espace immense libéré par le train. Je me laisse emporter. La vitesse est si grande que je rajeunis. Oui je rajeunis ! De temps à autre, un portique de signalisation, une gare, un pâté de maisons, un passage à niveau, sont happés dans l'indifférence. On avance, on avance ! Quel bonheur de se trouver là. J'ai hâte de rencontrer Eva et Katarina. Cette attente de la découverte de soi ; de cette part inconnue de soi qui se trouve probablement dans la même condition émotionnelle m'inflige une terreur aussi forte que le bonheur qui me noie. C'est pour elle que j'effectue ce voyage. Pour Eva. Pour Katarina aussi. Un frisson parcourt mon être. On avance, on avance ! Arras, Lille !… Le ciel capricieux s'habille d'épaisses couches de nuages coléreux accaparant nos esprits. Nous sommes définitivement engloutis jusqu'à la prochaine étape. Je défais mon sac imbibé et du fond, j'extrais quelques effets épargnés. Je pars me changer dans les toilettes exiguës. Lorsque je reviens à ma place Rian a disparu. Je le retrouve au bar. Pouvait-il se trouver ailleurs? Son clin d'œil est superflu. Je ne le dérange pas. Il palabre avec une belle jeune -très jeune- rousse et inconnue. Sourire et salamalecs. Bruxelles-Midi, Liège-Guillemins, Lanceaumont !… Un couple visiblement heureux passe devant nous. L'homme et la femme traversent le bar, enlacés. Elle, ne cesse de parler de s'agiter. Elle n'a d'yeux que pour son amoureux. Lui, fixe le plancher à travers d'épaisses lunettes. Comme il se doit, arrivés à la porte vitrée l'homme se fige et laisse passer la femme. Il se fige et je vois un instant une expression froide qu'il plaque sur son visage comme un ornement dissuasif. Ils disparaissent aussitôt. L'homme sifflote.

(Il promena son regard dans la pièce, et vit le couteau qui avait transpercé Basil Hallward. Il l'avait nettoyé à maintes reprises, jusqu’à ce qu’il ne portât plus la moindre tache. Il était luisant, il brillait.)

Cela s'est très vite passé. Je n'ai rien compris. L'homme ressemble étrangement à l'historien du salon de l'horloge. Et s'il prit le même train que nous? Après tout, cela est possible mais avait-il une raison acceptable de le faire? Pourquoi pas? Il ne semblait pas s'attacher particulièrement au salon ni à l'horloge. Il ne m'a pas dit qu'il resterait dans ce salon à regarder les touristes fatigués et ébahis par la routinière mise à mort du sauveur du temps. Tout de même ! A propos de temps, nous serons bientôt à Copenhague comme dans le temps ! Des images de femmes et de la ville traversent mon esprit. Comment retrouverai-je ses avenues ses lumières son port? Et elle, comment est-elle aujourd'hui?

Retrouverai-je son ombre, ses senteurs, ses regards humides et bleus? Nous étions emportés l’un et l’autre. L’un contre l’autre, corps unique dans un tourbillon de mots de gazouillis de couleurs de paysages et de parfums ; de bonheur et de silence. D'émotions. A l'extérieur du train le mauvais temps transforme le jour en nuit. Köln-Hbf !
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Notes :

En automne …les feuilles se ramassent à la pelle : Prévert… très jeune il ‘‘adhère’’ au groupe Octobre créé en 1932 par des intellectuels enthousiastes et engagés

Certains quotidiens…un avenir radieux. : A l’image de ce qui était promis aux peuples soviétiques à la même période.

Sous peine de : interruption du déroulement syntaxique attendu (aposiopèse). le lecteur ajoutera ce que bon lui plaît : Nous ne pouvons que. / Spontanément Katarina. / Entre la faucille et. / besoin de survie sous peine de. etc… C. Fromilhague : les figures de styles

Les Grands Frères ou LGF-Big Brothers : Lire « 1984 »

Je me suis métamorphosé comme Lucius… : Le mutisme n’est dans la situation de Lucius [métamorphosé en âne] qu’une parole réprimée…ire N. Fick-Michel à propos des Métamorphoses d’Apuléé.

Talassa n’est ni le pays des sorcières ni de la magie … : Lucius décide de se rendre en Thessalie…il entreprend ce voyage dans la seule intention de se rendre sur la sorcellerie, la Thessalie étant, dans toute la tradition antique le lieu où vivent les grandes sorcières, celui de la magie noire et des phénomènes occultes…Lire M-L. Von Franz.

Gambita, …pardons soient sur nous : Pardon d’écorcher Gambetta, Victor Hugo…

ICI : Message et clin d’œil à A.H

Le square des Lauriers…la rue de l'Yeuse : Clin à mon prof. Deleuze ce chêne (temps et mouvement), à Dujardin (les flux de conscience)…

Thalys G4 - J 1440 : TGV, de la 4° Génération = Le rail franco-Allemand va s’enrichir dans les années 2010 d’un TGV 4° vitesse…Prévisions exprimées par les responsables de la SNCF en 1999. Pour « J-1440 » = le nombre de minutes en 24 heures.

Un étendard … Y pour le premier panneau, O …puis un K, un N, un A, …un grand territoire nommé passion… : Nous pénétrons un domaine qui renvoie au « timbre-poste » ce territoire passion qu’est Jefferson, cher à William Faulkner..

La vitesse est si grande que je rajeunis !: « Un astronaute voyageant dans l'espace à grande vitesse, et revenant sur terre un siècle plus tard, constaterait que tous ceux qu'il connaissait sont morts, alors qu'il aurait pour sa part seulement vieilli de quelques années. Il s'agit d'un phénomène physique… » Einstein repris par E. T. Hall.

(A suivre…)

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