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samedi, juin 16, 2007

59- 1° assises du roman, Lyon: La matière JE

La troisième rencontre, « La matière JE », s’est déroulée le dimanche matin avec Christine ANGOT, Donald ANTRIM, Philippe FOREST et Huang SOK-YONG, avec pour modérateurs Franck NOUCHI et Lila AZAM ZANGANEH (Le Monde) et la présence de quatre « grands répondants » (jeunes universitaires Lyonnais en littérature) : Sophie Greiner, Audrey Blanch-zanin, Amélie Ducroux, mathieu Bermann.

Voici le texte de l’intervention de Christine ANGOT. Il est en grande partie inédit. Angot l’intitule « La fin du film » :

Quand on parle on dit je, quand j’écris je parle. La parole est un délire qu’il faut tenir jusqu’au bout, un pari fou qu’on va gagner, il faut trouver par où l’attraper, puis le tenir sans lâcher. L’objectif c’est la clarté. Je, c’est l’angle d’attaque, ce n’est pas la matière. C’est le bout par lequel on attrape la chose. J’ai la main pour tenir, la force physique, l’aptitude. C’est comme ça, c’est personnel, ce n’est pas un choix, pour moi c’est je. Si j’étais folle le délire se décomposerait, je n’aurais pas la force mentale. Mais il tient. Je vais répondre à votre question, même si on ne dit jamais la vérité à une question posée. Les romans ne répondent jamais, on parle parce qu’on l’a décidé. Il n’y avait pas de question. Justement, c’était bien ça le problème. Je, quand vous le saisissez vraiment, au début du livre, c’est la fin du film et vous ne le lâchez plus jusqu’à la fin du livre.

Dans la tête un film se déroule, des films se déroulent. Ils alternent, vous ne savez pas lequel suivre. Ils se valent tous, ils se superposent, se succèdent, vous en suivez forcément un. Le film ne dit pas je, personne dans le film ne dit je. Il y a des images, des objets, des émotions, des sensations, des phrases en je, mais personne qui s’avance et qui dit je, je vais vous dire comment sont les choses vraiment, ça y est je comprends et je vois comment dire. Le film s’arrête. Quand je peux dire je, tous les films s’arrêtent, on écoute, la littérature commence, c’est la fin des images floues, c’est la mise au point, quelqu’un a trouvé l’angle d’attaque pour dire comment les choses sont vraiment, et non plus comment elles paraissent, comment elles semblent, comment elles sont racontées dans les films individuels ou collectifs. Je, fait le contraire, il rétablit, il arrête les images qui défilent et rétablit la parole claire par son propre élan. La fin du film c’est ce rétablissement contre les images du film qui ne se déroulaient pas comme il fallait, comme elles le devaient, comme elles auraient dû si quelqu’un avait vu clair. Je, arrête la fiction et l’autofiction. L’autofilm, les divers autofilms, les diverses autofictions s’arrêtent, je est violent, le moment où le film s’arrête, c’est brutal. Comme le rétablissement de quelqu’un qui planait et qui touche le sol après avoir plié ses jambes, protégé ses reins et pris contact par les talons avec le sol. L’impact est violent parce que la densité change. La densité que je touche et que je sens avec mon talon ma main, peu importe, n’importe quelle extrémité, le contact arrive on est saisi, on atterrit, je et pas seulement, tous les autres je autour, qui percutent en même temps le sol, dont les films s’arrêtent en même temps.
Certains préfèrent continuer le film et le rôle qu’ils jouent dedans. Ils n’aiment pas cette mise en contact par cet individu qui dit je en son nom, mais aussi au nom de tous les autres. Cet individu familier qui parle comme s’il connaissait tout le monde y compris eux. Ils ne s’attendaient pas à ce qu’un individu déchire ou plutôt éclaire l’écran de projection. Je, n’est pas une matière, c’est juste un pied, une main, un angle, une oreille qui va être plus forte que le film. Le film sur les choses, sur toutes les choses, pas sur une matière particulière, pas sur la matière je plus que sur une autre. La matière je ne doit jamais être définie, ne doit jamais être matière. Elle doit rester impersonnelle et libre. Je s’insurge dès qu’il est défini, filmé. Je, parle alors. La littérature est le seul domaine dont la matière n’est pas connaissable, mais discible. Indiscible mais discible contrairement à ce qu’on avait cru jusque-là. Ce n’est pas une science pourtant elle est exacte parce qu’engagée individuellement. Si la littérature n’est pas exacte précise et détaillée ça n’intéresse ni celui qui lit ni celui qui écrit. Le délire ne tient pas, ne tiendra pas en haleine. Le délire de dire, le délire de décrire. Il faut du détail et de la certitude. Ce n’est pas de dire je, qui est difficile, mais de comprendre ce qu’on va dire. Et d’être sûr qu’on va pouvoir continuer. Ce n’est pas une pulsion seulement, il faut un élan. La littérature est la vie sous forme de phrases. Raconter comment est vivre, comment sont les choses, les gens, donc avoir compris. Ce n’est pas raconter sa vie, des tas de gens racontent leur vie sans l’avoir comprise, leurs autofilms, leurs autofictions. On me demande souvent quelle est la frontière entre la littérature et la vie, si je m’y reconnais et comment je m’y reconnais ? Oui je m’y reconnais, c’est simple, si je, a compris ce qui est arrivé c’est la littérature, c’est le livre. S’il n’a pas encore décidé de parler, si ce n’est pas le moment, ce n’est pas le livre. Il n’a pas encore décidé, il plane, il n’a pas compris ou il n’en n’a pas encore le courage, il ne peut pas, il est dans le flou, il vit ou pas, il dort peut-être, il est dans l’autofilm, il ne sait pas ce qu’il fait, ni pourquoi, on verra plus tard mais pas maintenant, s’il en est à ce moment là, ce n’est pas la littérature, ce n’est pas le livre, à ce moment-là je, ne se comprend pas. La vie n’est pas vue encore. Je, n’entend pas ce qu’elle dit. C’est une question de temps. Il n’y a pas de frontière spatiale. Il n’y a pas « d’un côté et de l’autre ». Là quand [A.H : Lacan ?] je dis toujours la vérité, pas toute ; Dans la littérature si, toute, je, peut, quand c’est le moment, je reconnais le moment. On vous demande toujours « comment on sait comment on reconnaît ? » ce n’est pas on qui reconnaît, c’est je. Je m’y reconnaîtrais bien. Je m’y perds pas. Je sais où est l’un où est l’autre. La littérature, la vie ou plutôt quand est l’un, quand est l’autre. Au contraire du théâtre et de la scène ce n’est pas spatial la littérature mais temporel. C’est le temps qui marque la différence. La conscience du temps. La conscience qu’il y a deux temps. Un temps pour ne pas dire et un temps pour dire, un temps pour ne pas savoir dire et un temps pour savoir dire, un temps pour ne pas avoir compris et un temps pour avoir compris, un temps pour ne pas avoir décidé de dire, et un temps pour avoir décidé de dire, un temps pour ne pas avoir la force, un temps pour l’avoir. C’est l’art du temps de ces deux temps, du jeu entre eux, de leur alternance de leur équilibre qui n’est pas du tout un équilibre social ni équilibrant socialement. L’équilibre social ne se faisait que dans l’espace. Il ne marche pas dans le temps. Il craque à la longue. Le récit est drôle, parce qu’il n’y a plus d’égo puisqu’il n’y a plus d’espace équilibrant, parce qu’on se comprend, et que c’est drôle de se comprendre. Ca fait rire. Le drame s’effondre. Tout est bien, tout bascule. L’équilibre qu’on avait n’est plus social, il n’est plus spatial d’un côté de l’autre, il n’y a plus que s’amuser à dire, s’amuser à s’apercevoir que, s’amuser à découvrir tout d’un coup que « voilà ce qui c’est passé ». Et le dire dans la langue commune, le roman, pas social le langage, il n’y a plus qu’à s’amuser, à conjuguer. Tout récit est forcément au passé. Un jour on m’a demandé, sur un ton ironique bien sûr, « pourquoi vous écrivez à l’imparfait, parce que ça fait littéraire ? » J’aurais dû répondre « parce que je suis dans le temps deux »
, et lui expliquer, expliquer « wo es war soll ich werden » où c’était je dois advenir, voilà c’est tout.
L’angle d’attaque en je, s’adresse à tous par le processus de l’identification qui fait que je m’ouvre à vous pour que vous vous mettiez à ma place pour voir sans être vue. Mais, il met je, à part. Quelqu’un qui n’est pas vous, raconte. Eh oui c’est comme ça, c’est ainsi. Quelqu’un d’autre que vous a pris l’histoire en main et ça ne pouvait être que cette personne, ça n’aurait pas pu être vous. Tout n’est qu’histoire de temps ; avant-après, après-avant, ça suppose une parfaite maîtrise de ces deux temps. Je, ne prend sa valeur son sens sa force son opacité que dans le temps deux, le temps du récit ; temps de la vie ou temps du récit c’est clair. Le temps du récit existe aussi dans la vie, mais moins professionnel, moins fort, moins net, moins travaillé, moins relu, moins composé et moins sûr.
Les retournements prouvent l’efficacité d’un temps sur l’autre, l’impact, l’utilité, mais les deux sont distincts. Eteint allumé, le mouvement, l’interrupteur. Un doigt sur un interrupteur. Obscurité, lumière. Décider d’appuyer sur le bouton. L’appui c’est je. Je, c’est l’appui physique, pas la matière décrite mais le muscle, avoir l’idée d’allumer et tenir le doigt sur la minuterie longtemps.

La littérature se fait dans le temps du récit, au moment précis où l’auteur se dit : tiens, c’est le temps du récit ? Il le sait. Je vais m’asseoir, je vais écrire, il faut que je le fasse. Il ne s’agit pas d’entrer dans le personnage ni dans le narrateur, ni dans soi ni dans sa vie, mais dans un autre temps, le temps deux, et de le faire de manière professionnelle, absolue, engagée, totale, combattante. Que rien ne soit plus important que ça : raconter, dire, décrire. Très peu tiennent le coup. Le récit professionnel ça leur fait mal, et ça gêne les voisins qu’on joue avec la minuterie, les relations avec l’entourage se compliquent. Ceux qui ne veulent pas être dans les livres n’ont pas le droit de dire qu’ils aiment la littérature, c’est faux. Ils l’aiment « soi-disant ». Ils le font croire. On devrait leur retirer ce droit.
En même temps qu’on change de temps, on change d’interlocuteurs, dans le temps deux, ce ne sont pas les mêmes. Changement de temps, changement d’interlocuteurs. Je les retrouverai après s’ils ont tenu le coup des deux temps, leurs règles différentes, les enjeux différents, l’un relatif, l’autre absolu. La vie c’est relatif, le récit c’est absolu, pas le contraire. Dans le temps deux, tout le monde devient un tiers, je prends les tiers à témoin. Ils ne sont pas monsieur et madame tout-le-monde, ils sont tout le monde, les témoins du monde, les lecteurs pris un à un.
Dire je, ce n’est pas être témoin, apporter son témoignage, ce n’est pas se faire témoin soi-même, apporter son point de vue, son éclairage. C’est l’inverse. C’est rendre les autres témoins. Voilà, ça c’est le plus important. Tous les autres, leur demander ça, de voir, d’avoir vu. L’action est passive, la parole littéraire est active. C’est faire la lumière sur une situation, et prendre les autres à témoin. Le fait c’est le livre, la véritable action c’est le livre, le fait à juger. Ce n’est pas le temps de mon récit, c’est le temps du récit. C’est moi qui dis je, c’est comme ça, il faut s’y faire, c’est moi qui suis toi. Ecrire égale se résoudre à montrer aux autres comment il faut raconter. Donc il faut dire je. « Regardez comment je raconte ». Pas « regardez-moi ». Mais « regardez comment il fallait raconter, comment il aurait fallu faire ». C’est impersonnel. Comment il fallait faire pour raconter. Comment il faut faire. Comment il fallait comprendre. « Ecoutez, je le fais, ça y est, vous voyez maintenant comment il faut faire, comment il fallait faire ». C’est citer sa parole en exemple. C’est être convaincu que sa parole va passer. Savoir son je, impersonnel, au point de reconnaître tout ce qui est faux, faire sentir que dans le temps de la vie, par comparaison, ça mentait. C’est un art de la comparaison avec le récit des autres, et les récits d’avant avec les films. Accent de vérité ou pas ? Impersonnalité ou juste, personnalité. Temps de la vie le matin par exemple, temps du récit l’après-midi. Entre les deux qu’est-ce qui c’est passé ? Entre les deux je me suis rendu compte et j’ai trouvé comment le montrer, que les précédents récits nous ont menti jusque-là, et si je ne fais rien moi ça va continuer, et ça, je ne veux pas, je ne veux pas qu’on te parle comme ça. Je ne veux pas qu’on parle comme ça des choses. Je ne veux pas qu’on maltraite le récit ni les choses à ce point là. Je vais rétablir, je vais te dire comment je, voit les choses en prenant les autres à témoin. Pour ça je prends un angle d’attaque, Je, c’est l’attaquant. Ca ne peut être que ça, que cette situation de faiblesse apparente, le petit je dans son angle. Puisque les autres ne l’ont pas dit avant, ils m’obligent à faire ça. On ne décide pas d’être écrivain, ce sont les autres qui vous y obligent. Vous êtes forcé. On ne vous le demande pas, on vous force. Puisque personne ne veut dire comment ça c’est passé exactement, moi je vais le faire, pour toi. Je vais faire comment il fallait faire.

La correspondance, les lettres, c’est le contraire de tout ça. C’est le je frauduleux, un caractère, un tempérament, un avis qui s’affirme et qui veut correspondre, c’est faire rentrer quelque chose dans la tête de quelqu’un, un son de cloche. Il n’y a pas de tiers. La lettre n’est pas publique, c’est une relation à deux, donc violente, d’intimidation ou de connivence avec une stratégie de langue souvent basée sur la bonne foi. Je déteste les lettres. Ecrire c’est : qui dit vrai, moi Christine Angot ou untel ? vous êtes les témoins, jugez, écoutez, comparez. Je parle, je, n’est pas une matière, mais l’angle d’attaque pour mener cette action, la comparaison, et donc la découverte que tout n’est pas faux.
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NB: Hier vendredi 15, nos charmantes futures bachelières (je le leur souhaite vivement) nous ont offerts une très belle journée (quoique mouillée dans les coins, je ne dis pas arrosée). Merci à elles: Carol, Céline, Elodie, Emilie, Emmanuelle, Fadéla, Hinda, Laure, Sonia, Vanessa.

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