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dimanche, juin 17, 2012

332 - Pour ne pas oublier Sansal des mots, du verbe.


Au Bar des amis, le narrateur, l’écrivain, et ses amis boivent le temps, ni insouciants, ni l’inverse, ils encaissent comme ils peuvent. Au bout de la nuit les langues qui se délient disent l’enfer. La vie au pays du « fleuve détourné », loin du Paradis, n’est pas donnée. L’invitation au voyage est sublime. 

Comment ose-t-on faire l'impasse sur cette jouissance que nous offre l'auteur du Paradis ?
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« Nous attendions quelque chose de ce goût. La question avait été posée, nous ne comprenions pas, nous avons manqué de discrétion, exagéré, accueilli la crème et la lie, parlé à haute voix, tenu des débats littéraires, picolé outre-mesure et aux temps forts, lorsque l’air se charge brusquement de grandiloquence, nous avons carrément échangé des politesses. La chose arriva au moment o nous reprenions confiance, c’était un jeudi, minuit approchait : nous eûmes une descente de police au Bar des Amis. L’effervescence était au top, nous fêtions le retour parmi nous de trois vieux compères, l’Amoureux, Mauvaise langue et CAC 40. Ca faisait longtemps. Ils sortaient de prison, ils racontaient le circuit, nous écoutions les yeux écarquillés. Ammi Salah avait encore des rêves d’enfant, il s’interposa, exhiba son passé, ses états de services. On le repoussa comme on pousse quelqu’un dans l’escalier. C’est vrai quoi, ces histoires de révolution, hein ! et puis il y en a d’autres à faire, de plus essentielles.
La soirée était fichue. Nous nous étions chauffés à blanc afin de saluer dignement le retour de nos amis et nous avions des munitions pour endormir un régiment de soiffards. Jusque-là, c’était plutôt triste, ils racontaient des abominations, le commissariat, le tribunal, la taule, le trou, le fameux trou, dit le terminus dans les vieilles maisons. Nous attendions des anecdotes, des histoires d’évasion, du rocambolesque, du gratiné, de ces absurdités hors du commun que le système commet comme il respire.
L’Amoureux fut émouvant. Parce qu’il aimait les femmes, ils lui en ont fait voir de toutes les couleurs. « Ah, tu les aimes !… tu en es une, alors ? » et c’était partie, passage à tabac, injures, obscénités.
-    Pourquoi ils t’ont coffré ?
-    J’étais avec une fille dans un jardin public, je lui récitais mon poème fétiche en lui tenant le bout de l’annulaire.
-    T’es fou, c’est interdit ! Tu le sais, la campagne de moralisation a repris, c’est pouruoi on sort jamais du bar. Et la fille, qu’est-ce qu’ils lui ont fait ?
-    Elle a été flagellée à mort ?
-    Lapidée ?
-    Brûlée vive ?
-    La charia a codifié la mise à mort, tu fais l’un ou l’autre, pas les trois à la fois…
-    Rien de tout ça. Elle s’est suicidée… la honte… la peur. Tu imagines… le tribunal, les frères, le père, les voisins, les mômes du quartier qui étriperaient Dieu s’il lui venait de fauter devant !
-    La pauvre.
-    C’était son mektoub.
-    Allah est grand.

Il nous a lu la missive qu’il se proposait d’envoyer au président. Il l’avait pensée en taule. Impeccable, pas un mot au-dessus de l’autre, le Raïs pourra la lire sans se sentir gêné, ni tenu à rien.
« Au nom d’Allah, le Clément, le Miséricordieux. A lui vont nos louanges.
Le salut sur Mohammed, ses Apôtres et Ceux qui suivirent Leur voie. Après la Bismallah et les Salutations va ceci :
Monsieur le Président,
Une jeune fille vient de se donner la mort à Alger en se jetant du pont du Télemly. Elle s’est écrasée sur une voiture, trente mètres plus bas, et est restée là plus d’une heure, qu’une ambulance vienne emporter sa dépouille. La police nous avait cueillis dans le parc de Galland où nous prenions le soleil en papotant de choses et d’autres. J’ai des goûts différents mais je la suivais gentiment dans ses émois, nous commentions avec enthousiasme le feuilleton égyptien de la veille. Une belle histoire d’amour qui finit très mal comme les aiment nos grands frères du Moyen-Orient. Elle aurait enduré la suite, les gifles, les insultes, la prison, mais pas de voir son vieux père convoqué au tribunal, humilié par des moralisateurs assoiffés et livré en mauvais exemple à la foule. Elle a sauté du fourgon et s’est jetée d’un geste par-dessus le parapet. Elle ne savait rien de la vie. Elle s’appelait Nora, avait l’âge de l’amour, dit avec des fleurs et le désir d’avoir comme ses copines un nid plein de poussins multicolores. Elle portait le voile islamique par peur de Dieu et des hommes et ne laissait jamais ses rêves s’éloigner de la lumière. Elle ne regardait pas haut, n’y songeait pas, et sans doute croyait-elle comme nous que vous êtes arrivé sur le trône de ce malheureux pays par la vraie volonté du Seigneur.
Il y a quinze ans, sous un autre terrible règne, celui des colonels dont vous étiez la gentille mascotte, j’ai connu pareil drame. J’ai été ramassé avec ma copine, un française répondant au nom de Clotilde, nous nous baladions dans un amour fou depuis l’été sans voir où nous mettions les pieds. La police lui a badigeonné les jambes avec du goudron chaud et m’a fait la boule à zéro. C’était la manière de l’époque de frapper les amoureux. Parfois, on les jetait en pâture aux forcenés mais à vrai dire la chose n’avait rien de légal. Les croquants de l’époque comprenaient mal vos discours, ils avaient la main lourde. Battre les vilaines, les abreuver d’insultes leur semblait une instruction incomplète, indigne de vous. Ils corrigeaient. A César il faut rendre justice, il a ses morts qui ne sont pas ceux de ses lieutenants. Le lendemain, Clotilde a sauté dans l’avion et mon cœur a explosé. Mes démarches sont restées vaines, malgré la rage qui me dévorait je n’ai pas réussi à me procurer la fameuse autorisation de sortie qui m’aurait permis de la rejoindre. Je me suis mis à vieillir comme un malade et peu à peu j’ai gagné ce surnom, l’Amoureux, j’étais inconsolable, je pleurais sur tous les murs de la capitale, j’ai navigué entre tous ses comptoirs, côtoyé leurs épaves et connu tous les naufrages des hommes en détresse. Je le vois, bientôt on m’appellera le Veuf, le Ténébreux, car me voilà coupé de la lumière et amputé de ma raison de vivre.
Je tenais à vous dire cela, monsieur le Président, le pays au jour le jour, les faits divers, les chiens écrasés, les chats écrabouillés, les oiseaux chassés de leurs nids et à chaque coin de rue des gens auxquels on arrache le cœur, voire la peau.
Puisse Allah prolonger votre règne jusqu’à la fin des siècles et vous préserver du bruit des misérables. »


-    C’est pas un peu faux-cul ?
-    Je dirais lèches-bottes.
-    Non, c’est clair.
-    Allah sait ce que l’homme ignore.
-    Dis voir ton poème, va, on change de registre, ces choses m’ennuient… les pleurards à nacelle, hein !

L’Amoureux soupira. Chaque chose a son heure et son lieu, et si on ne le sait pas, Dieu nous protège, on fait n’importe quoi n’importe où sans se soucier du reste. A l’échelle d’un pays, c’est pis qu’une tornade dans un magasin de miroirs. Les copains ne sont pas tous forcément brillants. Enfin, un poème n’est pas un tremblement de terre, il pourrait les édifier. D’une voix profonde, il dit :
 


Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit on les charme
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Ici, tout n’est que désordre et mocheté
Lucre, drame et vanité.


Dis-moi le paradis.

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Ecoutez Sansal sur France-Culture ce jour jeudi 21 juin 2012. Il est l'invité de Caroline Broué:

http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4459133

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