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dimanche, juin 17, 2012

333 - La folle d'Alger - Extrait 3

06
Hier nous avons célébré le 40° jour des martyrs de Benatallah. Je me suis associée à plusieurs familles du village pour, discrètement car cela ne se pratique plus ostentatoirement comme par le passé, organiser une soirée pour nos morts durant laquelle une dizaine d’hommes érudits ont récité pendant une heure des sourates du Coran en commençant et en clôturant par la fatiha : ‘‘Au nom de Dieu le Très Miséricordieux, le Tout Miséricordieux. Louange à Dieu, Seigneur des mondes, le Très Miséricordieux, le Tout Miséricordieux, Maître du jour de la Rétribution. C’est Toi que nous adorons, et c’est Toi dont nous implorons secours…’’
Une soirée pour que les âmes des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants innocents reposent en paix sous la protection de l’Eternel. J’en suis encore toute retournée. Nous les femmes nous étions dans un espace réservé, à préparer le couscous funèbre. En même temps nous nous racontions des moments d’avant, des moments morts, qui ne reviendront plus jamais, dans un brouhaha continu ni triste ni joyeux. Mais lorsque l’une d’entre nous évoqua cette nuit noire de septembre qui planait autour de nous sans que jusque-là aucune n’ait eu à l’évoquer, une nuit noire, la plus noire de toutes les nuits noires, alors un profond silence est tombé sur nous. Seules nos mains continuaient de s’agiter machinalement dans la gasâa, l’écuelle en frêne. Le silence n’a pas tardé à être recouvert par les voix monotones des hommes qui psalmodiaient assis en tailleur dans la pièce voisine qui leur avait été affectée, et que nous n’entendions pas auparavant. ‘‘…Là ils auront des fruits, et ils auront ce qu’ils réclameront…’’ La psalmodie frappait à nos oreilles et à nos cœurs pour nous rappeler à notre devoir de mémoire.
Ce jour de géhenne, comme les jours précédents, quelque chose d’impalpable se dessinait dès le matin. Depuis plusieurs semaines nombreux parmi nous appréhendaient le pire. Quelques-uns, ceux qui étaient plus au fait des grandes manœuvres, redoutaient depuis plusieurs mois qu’un massacre anéantisse notre région. Depuis le début de l’été, chaque semaine, des populations entières de villages sont décimées. Une comptabilité macabre précise même trois mille cinq cents morts. La grande majorité des habitants n’ayant où aller, attendait le pire avec une certaine résignation. Fatalité.
A Benatallah le temps des épreuves tant redoutées était arrivé. L’enfer s’est abattu sur nous ce soir de septembre noir. La géhenne a englouti notre village durant plus de cinq heures, de 23h10 à 4h45 du matin exactement. Avec la même détermination qu’ils auraient mis à dépecer un troupeau de moutons, une centaine d’hommes en treillis militaires et en djellabas, sortis du néant, s’en prirent méthodiquement à chaque maison du quartier Ibn-Khattab, un ensemble de blocs de maisons individuelles, situées à l’une des extrémités de Benatallah, coincées entre l’oued, le chemin de wilaya et les immenses vergers. Plus de quatre cents personnes, hommes, femmes, enfants et vieillards, furent étripées, égorgées, massacrées à l’arme blanche puis brûlées par les assaillants qui hurlaient à la mort comme des hyènes affamées avec cette différence que ceux-là invoquaient ‘‘ Allah Akbar ! ’’ tout au long de leurs horribles forfaits, ne faisant aucun cas des rondes incessantes des hélicoptères de l’armée nationale populaire qui tantôt actionnaient leurs projecteurs escamotables, balayant d’importants secteurs du village dans leur totalité, tantôt les éteignaient. Cela s’est passé à quinze kilomètres d’Alger, au cœur d’une des zones les plus militarisées du pays où stationnent en permanence plus de quatre mille soldats.
Mahfoud Allah yerhmou, était ce soir-là dans ce quartier. Il était invité à la circoncision du plus jeune des garçons de l’un de ses amis. Mahfoud, comme son hôte, ses enfants, sa femme et ses voisins, a été emporté dans le cataclysme entre youyous démoniaques, explosions terribles, cris et râles insoutenables. Son corps, comme tant d’autres, a disparu. Il gît probablement dans la fosse commune d’Avellaneda, anonyme parmi les anonymes : ‘‘X, Algérien.’’ Des rumeurs, des informations, des interrogations de toutes sortes ont suivi ce carnage planifié. Il ne pouvait qu’être minutieusement programmé. Les assiégeants ont mutilé, égorgé, pillé, brûlé, en invoquant Allah le Très Miséricordieux, le Tout Miséricordieux, puis sont repartis à pieds à travers les vergers lorsque l’aube hideuse du mardi s’est enfin levée. Des voisins téméraires et courageux ont répété à des journalistes étrangers que les terroristes avaient quitté le village sans être véritablement inquiétés par les blindés militaires BTR stationnés sur le flanc du village. Le lendemain du massacre un haut gradé de l’armée et plusieurs ministres sont arrivés sur les lieux, le visage décomposé comme il se doit en de telles circonstances, escortés par une quinzaine de véhicules en tous genres, blindés. Le militaire s’en est pris d’abord aux islamistes les qualifiant de tous les mots gras. Il s’en est pris aussi à la France et au Maroc puis il a stigmatisé les rescapés de notre village venus réclamer des secours : ‘‘vous êtes la racine du mal’’ leur a-t-il lancé devant de nombreux journalistes passablement curieux. Trois villageois dit-on, se sont insurgés spontanément contre ces propos : ‘‘Voilà près d’un mois que nous avons déposé un dossier pour constituer notre comité d’autodéfense. Nous attendons toujours la réponse sid el-akid, monsieur le colonel.’’ Hakim, mon gendre, m’a dit que dix-huit jours auparavant, ce même officier algérien, Ali Cheklal qu’on appelle aussi Samir, un des grands patrons de la lutte antiterroriste, qui s’auréole de toutes les arrogances, s’était exprimé ainsi dans un hebdomadaire français : ‘‘Certains parmi nous estiment que les gens qui ont soutenu ou qui soutiennent les islamistes ne méritent pas d’être défendus et qu’ils n’ont qu’à se débrouiller tout seuls s’ils sont attaqués’’. La Ilaha illa Allah Mohamed rassoul Allah. Hakim a ajouté que, selon la presse française, plusieurs responsables militaires ont aussitôt désapprouvé ces propos. De nombreux officiers avaient, par le passé, ouvertement critiqué certaines méthodes de lutte engagées contre les islamistes armés. ‘Quoi de plus indiqué en effet, ont-ils affirmé sous le couvert de l’anonymat, que l’Etat, s’il ne veut agir dans l’arbitraire, protège l’ensemble de ses citoyens, qu’il les protège ou les sanctionne, dans le respect de la légalité, c’est à dire en se conformant à toutes les normes juridiques supérieures existantes, y compris les conventions internationales qu’il a ratifiées’.
Ce Cheklal est un homme redoutable et redouté. Lorsqu’on l’évoque, on ajoute volontiers en murmurant des mots comme Tcheka ou Stasi. Son cabinet noir est considéré comme le bouclier et l’épée du régime. C’est un homme impitoyable connu pour être fortement impliqué, parfois directement, dans les tortures de centaines d’adolescents durant les grandes révoltes d’octobre 1988. Au lendemain de l’innommable, il est venu jusqu’ici pour nous insulter, nous humilier. Que la Géhenne de Dieu l’emporte dans son vaste feu, lui et ses semblables.
Les trois malheureux villageois ont été convoqués par la gendarmerie dès la semaine suivante au motif qu’ils n’étaient pas en règle de l’impôt foncier. Quelques jours après le massacre deux 4X4 Nissan chargés d’hommes cagoulés et lourdement armés tournaient dans les rues principales de Benatallah. Ils traînaient comme des trophées, deux corps à moitié dénudés, attachés à des câbles par les pieds, pour montrer à tous les villageois le sort qu’ils réservaient aux terroristes. Pour nous terroriser.
Le couscous au mouton d’hier, je n’ai pas pu le mettre en bouche. Il m’est apparu indécent et sale autant que celui que nous avions préparé au lendemain de la boucherie.

07
Cet après-midi Razi mon cousin de Paris m’a appelée pour me dire que mardi et mercredi derniers plusieurs parents de disparus forcés en Algérie sont intervenus auprès de députés européens à Bruxelles. Il y avait parmi eux Jamila, la femme du marchand de légumes de l’avenue de la Révolution enlevé par des miliciens en 1995. Il m’a dit aussi que Isqat, l’ancienne ministre venue défendre le régime, celle-là même qui, au début de ce mois, le quatre exactement, avait écrit dans un journal du matin ‘‘l’Algérie profonde est musulmane, madame Houisa ne l’est pas’’… Mais qui lui donne le droit de décider de qui est croyant ou non ? Madame Houisa est une responsable politique respectée par de nombreux citoyens. Madame Isqat donc n’a convaincu aucun député, elle les a au contraire fortement irrités, m’a dit mon cousin qui possède des informations souvent de premier ordre. Cette femme est habitée par la haine ou par l’ignorance sobhène Allah, gloire à Dieu. Par contre, a ajouté Razi, les députés ont été bouleversés par la dernière intervenante, une femme menue, courbée par le poids de l’âge. Elle a marché, lentement, appuyée sur une canne, presque portée par elle. Elle agitait les mains comme pour solliciter l’indulgence pour son apparente nonchalance. Elle est montée à la tribune, aidée par un agent de la sécurité et a prononcé des paroles d’une grande simplicité, mais tellement puissantes, engendrées par une douleur profonde. Chaque auditeur a dû les recevoir comme si elles lui étaient directement adressées. La salle avait suspendu sa respiration pendant l’intervention de la vieille dame. Elle a dit : ‘‘Je m’appelle Hali Khdija, j’habite à Sidi-el-Essghir. Les policiers, les ‘patriotes’, les militaires, venaient souvent inspecter notre région, c’est une zone isolée. A chaque fois ils faisaient le tour du bourg, ils contrôlaient l'épicerie, l'atelier de fabrication de pâtisserie et le dépôt où l'on stocke la farine. Parfois ils se servaient, d’autres fois non. Un jour de la première semaine de ramadan ils sont arrivés tôt le matin pour enlever mes deux fils Zahir et Slimane. Ils les ont emmenés au poste de police de Ouled-Aïda. Deux heures plus tard ils sont revenus en force. Ils étaient une trentaine d'agents à bord de quatre camions bâchés. Ils nous ont tout pris : le pétrin, le congélateur, les machines, les sacs de farine et la pâtisserie. Le peu qui restait, ils l’ont entièrement saccagé. Depuis ce jour je n’ai plus revu mes enfants. De nombreux villageois sont prêts à témoigner. Ils vous raconteraient ce qu'ils ont vu et entendu. Dieu vous rendra grâce de faire ce qui est en votre possible pour nous aider. Nous n’avons plus que Dieu et vous, aidez-nous. S’il vous plaît aidez-nous ! ’’ La petite femme a éclaté en sanglots aussitôt emportés par un tonnerre d’applaudissements. Elle est retournée à sa place comme elle est arrivée à la tribune, courbée, appuyée sur sa canne, peu soucieuse des éventuels reproches que lui feront les envoyés officiels.

Ahmed Hanifi - à suivre...

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